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Sarcelles en Chaldée

Avec plus de 5 000 Assyro-Chaldéens réfugiés de Turquie depuis les années 70, la ville du Val-d’Oise est devenue la capitale de cette diaspora catholique d’Orient. Solidaire avec les chrétiens d’Irak.
par Marwan Chahine
publié le 25 novembre 2010 à 0h00

L'église est bondée, plus de 1 500 personnes assistent à la messe. Les visages sont graves. Le prêtre prononce l'homélie en français, le credo en syriaque, une langue très proche de l'araméen parlé en Palestine au temps de Jésus de Nazareth. C'est celle des fidèles assemblés en l'église Saint-Thomas, à Sarcelles, dans le Val-d'Oise, en ce dimanche 7 novembre. Assyro-Chaldéens originaires, pour la plupart, de Turquie, ils sont venus rendre hommage aux chrétiens d'Irak assassinés une semaine plus tôt à 5 000 kilomètres de là, dans une église de Bagdad, au cours d'une prise d'otages revendiquée par Al-Qaeda qui a fait 58 morts. Devant l'église de Sarcelles, quelques représentants de la communauté accueillent les élus et la presse. Deux vieilles dames voilées les interpellent : «Vous parlez arabe ? Nous, nous sommes des chiites d'Irak et on est venu parce qu'il faut qu'on soit tous unis. Vous êtes de quel pays ?» Un peu embarrassés, deux hommes répondent qu'ils sont de Turquie. «Non, nous sommes assyro-chaldéens», corrige un autre avec fierté. Comme les victimes du massacre de Bagdad. Si la cérémonie en leur mémoire a lieu à Sarcelles, c'est parce que cette ville est devenue la «capitale» des Assyro-Chaldéens de France : ils sont 5 000 à 6 000 à s'y être établis.

270 000 morts en 1915 en Turquie

Venus pour la plupart de l’extrême sud-est de la Turquie, à la frontière irakienne, ces catholiques de rite chaldéen sont arrivés en France par vagues successives à partir du milieu des années 1970. Les premiers ont débarqué dans la cité de la Forestière à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), un second foyer s’est développé à Sarcelles : deux villes de banlieue offrant un grand parc de logements sociaux. Presque tous ont obtenu l’asile politique, fuyant une situation devenue invivable dans leurs villages situés dans des montagnes reculées de la Turquie, en plein cœur du Kurdistan. Après la création du Parti des travailleurs kurdes (PKK) en 1978 et le coup d’Etat militaire en Turquie en 1980, ces chrétiens se sont retrouvés pris en étau entre la soldatesque et les indépendantistes, otages d’une guerre qui n’était pas la leur, pressés par les uns et les autres de fournir aide logistique et renseignements. Ils ont été, aussi, victimes de violences : ici, l’enlèvement d’une jeune fille ; là, l’assassinat de religieux...

A présent, l'exil des Assyro-Chaldéens d'Irak vient raviver douloureusement leur propre mémoire : «On ne va pas demander aux autres de rester alors que nous sommes partis», lâche avec émotion Antoni Yalap, Sarcellois et représentant de l'association des Assyro-Chaldéens de France (AACF). Quelques jours plus tôt, ce trentenaire a assisté à la cérémonie d'accueil en France des victimes de l'attentat de Bagdad. Voir les visages meurtris et les corps blessés l'a renforcé dans sa conviction qu'il vaut mieux fuir que risquer sa vie. «C'est une conception chrétienne», estime-t-il, même si ce jugement ne fait pas l'unanimité dans la communauté.

Plusieurs patriarches ont récemment exhorté les Assyro-Chaldéens à ne pas quitter «leur» terre, une région qu'ils considèrent comme le berceau du christianisme, rappelant que c'est à Antioche (aujourd'hui en Syrie) que les apôtres reçurent le nom de chrétiens. L'attachement géographique n'est pas fondé sur la seule religion : depuis le XIXe siècle et l'apparition d'un nationalisme assyrien, les Assyro-Chaldéens revendiquent une filiation directe avec les Babyloniens ou les Assyriens antiques. D'où un grand intérêt pour la culture mésopotamienne, certains allant jusqu'à appeler leurs enfants Nabuchodonosor ou Hammourabi.

Au fil des siècles, des persécutions et des départs, le nombre d'Assyro-Chaldéens a fonduen Orient, en même temps que celui de l'ensemble des chrétiens de la région, qui représentaient environ un quart de la population de l'Empire ottoman à la veille de la Première Guerre mondiale. L'épisode le plus tragique de leur histoire est sans conteste les massacres de 1915 qui ont fait 270 000 morts dans la communauté assyro-chaldéenne, accusée d'intelligence avec l'ennemi au même titre que les Arméniens. Depuis, la diaspora assyro-chaldéenne n'a cessé de croître au cours du XXe siècle. Selon l'AACF, ils seraient 400 000 aux Etats-Unis, plus de 100 000 en Allemagneet autant en Suède. Et 20 000 en France, soit plus qu'en Turquie.

Des anciens bergers travaillant dans le Sentier

Trente ans après la première vague d'immigration, l'intégration de ces montagnards qui vivaient presque coupés du monde est plutôt réussie. Les premiers réfugiés, pour la plupart d'anciens bergers, se sont spécialisés dans la confection, travaillant dans les ateliers du Sentier, à Paris. Aujourd'hui, dans le centre-ville de Sarcelles, de nombreux commerces - notamment les bars-tabacs - sont tenus par des Assyro-Chaldéens. Quant au taux de naturalisation, il avoisine les 90%. Antoni Yalap, dont le père était à la fois prêtre, instituteur et médecin du village, explique cette adaptation rapide parl'absence de perspective de retour : «La France est devenue notre pays.» Il n'envisage pas de rentrer en Turquie malgré un relatif apaisement de la situation ces dix dernières années.

Le lien communautaire reste néanmoins fort. Sarcelles abrite le siège des deux grandes associations communautaires, ainsi que deux clubs de foot aux couleurs assyro-chaldéennes qui poursuivent le doux rêve d'imiter l'Assyriska FF monté en première division suédoise. Et on reste... groupés. Rares sont ceux qui s'éloignent du Val-d'Oise, où vivent désormais la moitié des Assyro-Chaldéens de France. A Gonesse, un ensemble pavillonnaire est peuplé exclusivement d'habitants d'un même village de Turquie.«Les plus aisés de la communauté, note Antoni Yalap, s'achètent des maisons à Saint-Brice», une ville voisine plus cossue. L'ancrage s'explique par la proximité de l'église Saint-Thomas qui célèbre chaque dimanche trois messes pour une communauté dont la religion est le plus fort ciment. Consacrée en 2004, elle est la plus grande église chaldéenne d'Europe, apportant ainsi sa pierre à la mosaïque des cultes célébrés à Sarcelles.

Sur les 60 000 habitants de la ville, près d'un tiers sont juifs, presque autant musulmans. Au café Chez David, situé sur une grande artère commerçante, on se croit plongé dans un Orient mythique. Ici, dans une grande salle, Maghrébins, Turcs, Kurdes, juifs séfarades, Assyriens de Turquie ou d'Irak, tapent le carton et bavardent autour d'un verre. «Tout se passe bien, mais on évite de parler politique», note le patron, Assyro-Chaldéen turc. «J'aime la France ! lance dans un français parfait Habib, un jeune Assyrien d'Irak arrivé en 1993 après la première guerre du Golfe. Il n'y a pas d'avenir pour nous en Irak. Quand on est chrétien là-bas, aujourd'hui, on reste un citoyen de seconde zone», ajoute-t-il, précisant que «sous Saddam Hussein même s'il n'y avait pas de démocratie, on était plus en sécurité». Habib semble obsédé par l'islam :«C'est une religion de haine et de violence. Je n'ai pas la nationalité mais si je votais, ce serait pour le Front national. Je suis inquiet pour la France, il va vous arriver la même chose qu'à nous», prophétise-t-il.

Une position marginale, estime Daniel Auguste qui figure parmi la dizaine d'élus locaux du Val-d'Oise d'origine assyro-chaldéenne. Elu socialiste à Villiers-le-Bel, il explique cet engagement par un souci de «se rendre utile à la France pour la remercier de son accueil», dans une «visée d'intérêt général» et non communautaire. Même s'il reconnaît à demi-mot que cela permet aussi de faire avancerla cause assyrienne. Sarcelles a été la première ville de France à ériger une stèle «à la mémoire des martyrs assyro-chaldéens». Plusieurs communes l'ont imité et une motion circule actuellement afin que les villes effectuent ce travail de mémoire. En parallèle, une proposition de loi portée par le député et maire socialiste de Sarcelles, François Pupponi, visant à faire condamner la négation du génocide, est dans les cartons. Cet investissement auprès de la communauté semble récompensé dans les urnes. «Chez nous, la plupart des gens sont de droite car ils pensent que la gauche, c'est l'athéisme. Et pourtant, ils votent Pupponi», note, amusé, un Assyro-Chaldéen. L'électeur assyro-chaldéen est de fait, l'objet de grandes convoitises : «Pendant les législatives, poursuit-il, on voyait tous les jours à l'église Sylvie Noachovitch», la candidate UMP en 2008. D'aucuns dénoncent une gestion communautariste, pointant l'octroi de 150 000 euros pour le financement d'un centre culturel.

Des cours d’araméen pour les jeunes

Actuellement en construction, cet édifice devrait regrouper l'ensemble des activités sociales et culturelles, devenant ainsi la pierre angulaire de la communauté. Et de son avenir, estime Antoni Yalap qui redoute une disparition de la culture spécifique de ces chrétiens assyro-chaldéens : «Certains disent déjà que l'araméen est une langue morte. Mais nous, on est vivant !» Grâce aux associations et à l'Eglise, plusieurs centaines de jeunes apprennent à écrire l'araméen, langue qu'ils parlent, encore, dans leur foyer. Mais dans le même temps, le déracinement fait son œuvre. Bien des Assyro-Chaldéens de Sarcelles ont adopté des noms français. Certains des Yalap ont choisi de s'appeler «Brillant», traduisant ainsi leur patronyme turc, d'autres ont préféré l'anagramme «Lapay». Antoni Yalap, lui, espérait pouvoir se nommer «D'Assyrie». La demande lui a été refusée «à cause, dit-il, de la particule». Noblesse oblige.

Photo Edouard Caupeil

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