Depuis que j’ai quitté le CHU de Grenoble pour travailler en intérim (et retrouver le contrôle de ma vie...), je fais le tour des maisons de retraite de mon agglomération, et le moins que l’on puisse dire, c’est que l'on est en droit de s’inquiéter à très court terme pour l’avenir de nos anciens, et notamment les plus dépendants d’entre eux.
Certains d’entre vous ont peut être vu le reportage des « Infiltrés » sur France 2, dans lequel une journaliste se fait passer pour une auxiliaire de vie, et filme le quotidien d'un établissement en caméra cachée. On peut y voir des personnes âgées en mal d’écoute, ayant l’impression de vivre « comme des animaux ». Le reportage présente notamment des scènes d’agressivité entre personnel et résidents, et des conditions de sécurité insuffisantes.
Ce reportage a pu vous choquer, c’est compréhensible, néanmoins, sachez qu’il reflète réellement ce qui se passe au quotidien dans nos maisons de retraite. Et l'on ne prend pas le chemin d’une amélioration, bien au contraire… Je vous propose une petite analyse de la situation actuelle, et des origines du "malaise".
Comment expliquer de telles conditions de séjour dans les unités gériatriques ?
- Rappelons tout d'abord les spécificités du travail auprès des personnes âgées...
Tout comme la grossesse, le vieillissement n'est pas en soi une maladie ! Mais il apporte son lot de "désagréments", variables selon les personnes :
- diminution du tonus musculaire
- troubles de la continence urinaire et fécale
- troubles de la déglutition
- troubles sensoriels (perte d'acuité visuelle, auditive, tremblements des mains)
- troubles cognitifs (pertes de mémoire, désorientation, déambulation...)
Au quotidien, pallier à ces troubles passe par une foule de petits détails, qui ont leur importance, car lorsque la santé est plus fragile, le moindre "bobo" peut avoir des conséquences dommageables et durables.
Exemple 1 : l'importance de sècher parfaitement les "plis cutanés" lors de la toilette (sous les aisselles, plis de l'aine, entre les orteils...) afin de prévenir la macération et l'apparition de mycoses.
Exemple 2 : l'importance de changer de position toutes les 3 heures les personnes alitées grabataires, et masser les points d'appui, afin de prévenir l'apparition d'escarres (plaies extrêmement douloureuses et dont la cicatrisation est ensuite longue et difficile).
Contrairement aux idées reçues, le travail en gériatrie requiert donc une bonne formation, de la rigueur et de la méticulosité.
- Une pénibilité du travail qui favorise l'épuisement physique et psychologique des soignants
La pénibilité physique réside dans la répétition des soins d'hygiène et d'aide à la mobilisation : les aide-soignants (ou auxiliaires de vie "faisant fonction") sont souvent seuls pour tourner les personnes dans leur lit, ou les lever dans leur fauteuil. Il existe des lève-malades électriques, encore faut-il que la structure ait les moyens d'en acheter un, et le cas échéant, qu'il soit en état de marche (le faire réparer prend invariablement des semaines, allez savoir pourquoi...).
Comme actuellement les effectifs sont réduits au minimum pour raisons budgétaires, disons le clairement, les toilettes du matin sont réalisées à la chaine. Avec pour conséquence une augmentation des risques de troubles ostéo-articulaires (mal de dos, tendinites...).
Précisons enfin qu'en cas d'arrêt de travail, le soignant n'est pas systématiquement remplacé, et la charge de travail est alors reportée sur les collègues restants (sans compensation salariale, bien entendu).
Mais parlons également de la pénibilité psychologique du travail en gériatrie, encore moins reconnue.
Le vécu du vieillissement, la perte d'autonomie, provoque chez les personnes âgées un bouleversement des repères et de la personnalité.
Ainsi, certaines d'entre elles "régressent", se placent dans une position d'enfant par rapport au soignant, alors considèré comme un parent nourricier. Elles pourront avoir tendance à se laisser assister, ou attacheront une importance considérable aux détails du quotidien (proche des rituels obsessionnels).
Ces personnes nécessitent d'être stimulées, mais aussi parfois recadrées, car elles tendent à "vampiriser" les soignants au détriment des autres résidents.
D'autres personnes extérioriseront leur mal être par de l'agressivité (de l'oubli des formules de politesse élémentaires aux jurons, insultes, crachats, griffures,...).
En tant que soignant, il est donc important de savoir repérer l'origine de cette agressivité, afin de ne pas se laisser entrainer dans une spirale de violence.
Mais cela devient plus difficile lorsque le temps manque, et/ou que l'on est soi-même fatigué.
Il faut enfin évoquer le cas des personnes démentes, qui, faute de place dans les unités de gérontopsychiatrie, se trouvent hébergées dans les structures traditionnelles. Les troubles du comportement sont alors majeurs, et difficiles à vivre aussi bien pour les soignants que pour les autres résidents : déambulation avec risque de fugue et de chute, logorrhée (la personne parle sans cesse, ses propos sont incohérents, voire parfois limités à quelques syllabes, répétées en boucle), tendance à se dévêtir, coprophagie (la personne joue avec ses excréments, voire les mange...), pour n'en citer que quelques uns.
Ce tableau est certes assez cru, mais je pense qu'il est important de faire connaitre la réalité du quotidien en gériatrie. Il y a aussi des moments formidables où l'on rit, où l'on partage entre jeunes et moins jeunes.
Mais globalement, il reste indispensable que le soignant ait des qualités de patience et d’endurance.
- l'insuffisance de moyens humains accélère le processus d'épuisement
Actuellement, le "ratio" est d'environ un soignant pour sept personnes âgées. Sur le papier, cela peut paraitre raisonnable, mais en pratique, il ne permet pas de personnaliser les soins, ni de consacrer suffisamment de temps au relationnel. Nous obtenons donc un processus de gestion collective des personnes, qui donne effectivement l'impression aux résidents d'être traités "comme des animaux".
Les soignants en ont conscience, pour la plupart. Mais ayant le sentiment de ne pas être reconnus pour leur travail, mal payés, ils se fatiguent, se démotivent, et la qualité des soins en pâtit (retard dans la réponse aux sonnettes, changes à heure programmée, etc...). Insidieusement, les frontières de la négligence et de la maltraitance deviennent floues...
Parfois éclatent les conflits d'équipe. On en vient à compter le nombre de toilettes réalisées et à "enfoncer" la collègue qui en fait moins parce qu’elle est moins rapide ou qu’elle discute trop avec les résidents. Certains démissionnent et vont chercher meilleure fortune ailleurs, d’autres restent sans remettre en question le système, et la vie continue. L’institution devient pathologique, c’est de la faute de tout le monde et de personne à la fois, ce qui permet à chacun de ne pas trop culpabiliser, même si le malaise est bien perçu.
Mais les victimes collatérales de ce système, ce sont bien les personnes âgées.
La ville de Grenoble va bientot fermer trois maisons de retraite parce qu'elles coutent trop cher !
Nous ne sommes pas au bout de nos peines, car les décisions politiques actuelles ne vont pas dans le sens d'une augmentation de moyens, malgré l'illusion donnée par le "plan Alzheimer" du président.
La France est actuellement confrontée à une pénurie de places en maisons de retraite. Mais dans le même temps, pour améliorer les conditions de séjour, il serait bon de multiplier les petites structures, proches du cadre de vie habituel des résidents, en les dotant d'un personnel suffisant, et qualifié... Alors oui, ça coûte plus cher, mais cet effort n'est-il pas envisageable pour des citoyens qui en leur temps ont travaillé et rendu service à la collectivité ?
Fin 2009, la ville de Grenoble fermera l'établissement des "Delphinelles", parce que son fonctionnement n'est pas suffisamment rentable.
Je suis d'autant plus révoltée qu'il s'agit d'un des rares exemples de structure à taille humaine (trois unités de quartier accueillant entre 19 et 25 résidents chacune). Pour y avoir effectué plusieurs remplacements, l’ambiance y est plutôt conviviale, et les résidents sont dans l’ensemble satisfaits des prestations. Mais cet argument ne pèse apparemment pas bien lourd...
Le futur consiste t'il dans la construction "d'usines gériatriques", qui risquent fort de devenir des mouroirs ?
Tout aussi inquiétant, où nous mènera cette logique selon laquelle les citoyens ne créant plus de richesses ne méritent pas que leur soient octroyés les moyens de vivre dans la dignité la plus élémentaire ?